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Roman

​La ville-Jacqueline (1975) 


Je ne peux approcher son corps sinon par les statues de la ville ; allongé ou debout, il se multiplie et m'échappe pour ne laisser sur la place et dans les rues que les corps des autres femmes ou des membres détachés du buste et de la tête, beaux, agressifs mais d'une santé de chair qui éclate comme un fruit ; je mords et ne retiens pas ; Jacqueline déborde d'une luxuriance qui encombre les rues et l'atmosphère ; un contour précis trancherait les branches et les feuilles ; je l'ai dessiné deux ou trois fois, il ne ressemble pas à Jacqueline, tout au plus, il m'apprend la forme des statues ; une jeune femme de plus dans la ville n'explique pas la présence des muses en haut des colonnes ; les habits de Jacqueline, je les aperçois dans les devantures, je connais les magasins où elle achète sans cesse des robes d'un jour ; les tissus sont beaux, les couleurs devancent parfois la mode ; j'admire particulièrement aujourd'hui le dessin en trapèze d'une robe, une Jacqueline-pharaon processionne rue Crébillon ; la distance que je mets instinctivement entre nous convient au caractère accordé de la robe et de la femme ; elle porte...

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La Multiplication (1970-1995) 


I) La création du monde ou le don du sens. 


Il faut bien un jour avoir commencé à être du moins à soi-même pour ce que l'on sait de soi... 
 

Les épaules 
Papa me juche sur ses épaules et marche dans le jardin. Il me tient par les jambes ; je ris ; vais-je tomber ? Je le crains à peine, je sens ses mains et davantage ses épaules à plat, larges ; là-haut, avec lui, je décolle de la terre ; ensemble, nous avançons dans un monde sans dimension, immatériel où voir, humer ne se justifient plus, parler même c'est à dire traduire ; il ne me parle pas sinon des jambes, les siennes ou les miennes, des mains ; à son tour, hilare, au moins complice ; soudain, devine-t-il mon accord, il se met à courir, cette fois, comment ferais-je pour enregistrer et ensuite me souvenir ; déjà, je ne regardais plus, maintenant je l'ignore, à toute vitesse, nous nous racontons quoi, notre amour, mieux la joie d'être. 

Le blé 
Le blé jaunit, or, ce n'est pas encore cela, s'épaissit, gagne en vigueur, en violence, surtout en définitif car je ne suis pas agressé, davantage étonné parce que je découvre en face de chez nous mais sur la terre, une magnificence éclatante, supérieure à l'homme sans doute, à ma personne, je le comprends étant donné que la couleur indépendante de la plante comporte, je l'imagine, une signification ici, j'y arrive, loin de m'écraser, celle d'une perfection sinon que je dois atteindre, qui me prouve semble-t-il que la création est vraisemblablement réussie ; pourtant dans l'impossibilité où je suis d'en évaluer les conséquences puisque j'ignore tout de ma nature, je ne me réjouis pas ouvertement et finalement incapable, même à force de réflexion ou d'accumulation, de trancher si le beau d'un côté contrebalance le médiocre de l'autre - je me juge en comparaison- je me désole plutôt de sombrer et présentement jaunir malgré un plaisir je le devine proche dans un ensoleillement, quelles que soient mes réticences infiniment plus décisif que ce que j'aurais jamais pu espérer.

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Les lilas 
Chez madame Péman, je l'attends, preuve que je la connais, je cours m'empanacher dans l'odeur des lilas selon le pluriel des conversations encore qu'il n'y en ait, mais je n'en ai pas d'autres plus proches, qu'un ; un arbre maigre, en lisière de champ qui verse des grappes de pétales retournés, gaufrés en corbeille, bien que je les forme mal à cause de leur multitude, presque à ruches, d'un mauve cru, vif, souple, velouté, finalement épais; la matière insaisissable, vais-je en manger, en cueillir, plus mystérieux tout autour, par-delà le fluet des branches, d'une vague bleue, elle aussi je la colore, douce, insinuante, vague de lilas, je peux la désigner ; elle se délaie dans le jour, agréable, je m'y jette, malgré le cru, un piquant, caressante, ample, poivrée ; je la mange sinon pourquoi ouvrirais-je la bouche ; précise, je la limite à un arbuste, pour une fois sans profondeur mais elle la remplace par de la consistance, je la recherche fille et même femme ; si elle ne livre pas de secret et peut-être agace d'un clinquant uniforme, elle régénère, en ai-je besoin, rappelle, qui, sûrement pas moi, que vivre est délicieux.

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Les sureaux 
Je reviens de l'école par un chemin qui aboutit chez madame Péman. Je suis un camarade de classe, à peine connu. Petit, visage en dessous - j'ignore même son nom-, il me pique d'une lueur d'intelligence brute, roublarde, supérieure en apparence à la mienne plutôt que forcément porteuse de connaissances que je ne posséderais pas. Je marche le long d'un chemin où je ne suis passé qu'une fois pour le rayonnant qui plisse ses joues et sous l'œil déborde de malice. Matois, d'instinct, je sais qu'il ne faut pas révéler ses désirs ; léger, flatteur -je l'accompagne- et ne glisse de temps en temps une question qu'à la sauvette. Ses réponses me déçoivent ; d'abord, il n'est pas intelligent - j'entends par là une vivacité de pensée retournant le point de vue d'autrui car au pétillement du dehors ne répond aucune subtilité même si je ne tiens pas compte d'un alourdissement paysan de la voix ou de la maladresse d'un holà, je t'y crois ; ensuite, il ne détient pas de secret ou de secret intéressant ; l'excitation fait place à des hésitations ; les fameuses poules couleur jaune sont peut-être bien moins jaunes, puis elles ne sont pas visibles, sa mère ne serait pas contente ou il faut les laisser couver si bien que dès le début du chemin, nous avons traversé la longue place de l'église, je suis fixé, un peu déçu de me dérouter mais parce que la part du visible est presque aussi importante chez moi que des démarches intellectuelles, je me plais au soleil entre les haies, doucement caressant, jaune -tout de suite, je l'ai voulu ainsi- tiède, en raison du printemps, particulièrement vivant. Les feuilles de saule individuelles vernissent. A côté, je subis le gamin encore qu'il s'estompe avec le tortueux du chemin ; je ne lui parle que pour justifier ma présence, même si bientôt, parce qu'il s'arrête devant une passerelle de bois de l'autre côté de laquelle j'aperçois à travers une haie, une maison basse, fermière, je le torture une dernière fois repris par la mécanique de mes pensées de quelque : "Ta mère est peut-être dans un champ ?" à quoi, il résiste faiblement sans que je songe à la forcer davantage ; ses paroles comme les miennes m'emportent peu ; déjà, j'ai décidé de repartir; je suis en pensée sur le chemin, je me baisse vers son visage-ne le vois pas- rougeaud, la haie elle-même absente lorsque du frais des branches qui nous surplombent, je tire plus que je rapporte une impression, au départ sans doute une odeur, éclairante, délicieuse, riche des secrets que le gamin ne possédait pas sur les poules jaunes, tout de suite enlevante. Au reste, elle m'agrippe si fort, que je me retourne (je lui tourne à moitié le dos), un sureau frêle incline ses feuilles pointues ; elles sentent, j'en saisis une, mais pas de près la combinaison forte de délivrance et d'éblouissement âcre qui à nouveau me porte au nez. Je n'écoute plus, quoique je prolonge l'entretien, lui demande seulement si les sureaux lui appartiennent voire s'ils ont toujours la même odeur, afin de gagner un délai pour le préciser ; parfumée de terre, poivrée et en même temps simple (avec un rien d'écœurant ou en arrière fond de fade) pourquoi m'inocule-t-elle, voilà la cause de ma surprise, du bonheur, bien plus même, je le comprends, sur le champ, que la réponse que j'espérais du balourd ? Une odeur-je ne songe pas aux autres odeurs de ma vie- contient-elle le secret de l'existence ? Je cherche depuis que je pense une explication magique à ma présence. Acide, toujours bonne, les sureaux la répandent ; quelques pas plus loin -je m'éloigne- j'essaye encore de me la rappeler de manière à conclure. Aux contours blessante, interrogatrice(car je ne suis pas sûr) elle me comble à l'intérieur, me restitue proche de la plante élancée, feuillue malgré la faiblesse des branches. La vie - je l'emporte en dépit de l'insatisfaction de ne pouvoir explicitement déchiffrer son enivrement et même renversement, est bienfaisante. Au-delà du poivré du sureau qui n'en constitue qu'un élément, vraie ou plutôt, pour peu qu'avec le temps je fasse l'effort de l'épingler, à la mesure de toute force ou toute main et gorge.

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Le cache-nez 
"François, mets ton cache-nez" me crie maman et immédiatement, je le décroche au portemanteau du couloir, bleu, cela sans importance, autour de mon cou, j'ai le plaisir de l'enrouler vu sa longueur deux fois et de le voir retomber devant, doux, je le sais protecteur, contre le froid du dehors, davantage rassurant, saisissable et compréhensible, car constitué de deux termes cache et nez parfaitement français, je veux dire courants, je le démonte, j'en ai l'impression jusqu'à la moindre syllabe ou brin de laine et tel quel il me traduit ce à quoi je tiens le plus, de l'intelligence ; aussi, je n'ai pas besoin de le répéter, l'une des extrémités sur ma poitrine, j'emporte en quelque sorte la certitude que j'arriverai à comprendre le monde.

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Les ris 
Aujourd'hui, je descends la rue Emile Littré ; la nôtre à Saint-Nazaire; à défaut de me voir, je me sens avec des impressions que je retransmets en partie visuellement ; une fois, une fois de plus, je me connais ainsi, je ris ; plutôt, je déborde de contentement, pourquoi : le contact de la rue sur ma gorge, la vaste de la découpure du ciel ? Je rioche des lèvres puis je m'entends gloussant, non pas seulement pour l'impression de liberté que mes jambes câlinent, parce que je me découvre parmi mes camarades et les maisons si bien qu'à roulement de petits ris qui partent des lèvres et emplissent l'arrondi du menton et les joues, je ne suis qu'un paquet de joie.

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Le jaune 
Un début d'après-midi, en repartant à l'école, le jaune de la paille du champ des Lefol tranche sur le chemin une épaisseur riante, entre le bois et les maisons, lourde, poudreuse, collante ; le vif des épis fuse, bout, fusionne, sans doute déborde ; dans la chaleur, si je ne puis en juger exactement, je me gorge de jaune, les lèvres et toute ma personne, à force, me semble-t-il, dorées. Je pense d'ailleurs en jaune ou soleil.

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Le vent 
En route vers le domicile de quelque camarade pour je regarde le vent soulever le champ de blé qui s'étend de notre maison à l'entrée de Troyes puis, toujours conscient du vent, je fixe la houle du champ, large, ample, à onduler pareille à des vagues mais je ne m'y arrête pas faute de souvenirs de la mer, je le mesure vivante, davantage par rapport à ma personne, débordante, je le pressens plus vaste sans aller jusqu'à la solution, image d'un monde, celui que je martèle, qui me dépasse peut-être, un instant je n'arrive plus à comprendre ni la surabondance du blé, ni le chemin, ni moi-même, toutefois à force d'insistance -le vent souffle en tempête- propre à me ramener et ici rouler à moi-même puisque bientôt, tout en me demandant ce que je perds, je me baigne vu l'impression de liquide, je le note ainsi, dans un frémissement vraiment délicieux.

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IV) L'épreuve ou la mesure intérieure 


Toutefois je ne rapporte pas de cette exploration parmi le langage seulement entravée par ma faiblesse encore patente en étymologie que ne compense pas des études linguistiques sur ce point improductives, mais je déchante aussi ailleurs, qu'un profit métaphysique suivant lequel dans une autre transcription le verbe fulgure bien la création, je puis en dégager ainsi que je l'ai annoncé au départ sans même recourir, me reconnaîtrais-je entre les ou des mots : ceux surtout de Rocher Long à Penbé, à une exploitation de mes choix qui incontestablement, derrière mon alacrité pour un Lacassagne où je sens remuer des branches, mon goût pour aquafortiste où je boirais bien et la persistance d'une sensation d'odeur musquée à entendre dans une chanson parler de papier d'Arménie, me décoderait facilement à la suite de ce que j'ai souligné quoiqu'en l'occurrence je ne sois pas sûr de la pertinence de mes sélections de même que d'après mes recoupements concernant ce que je gomme, je ne puis qu'augurer que je refuse le cruel plus que le bas ou le méchant en moi présents, rien que de mon attitude devant le fonctionnement des mots, seraient-ils pour certains linguistes une unité de sens discutable mais je crois que tout peut resserrer une unité et mieux leur statut ou point de fusion mais là je l'accorde sur mon histoire qui enfant originaire du midi et beaucoup plus chrétien me prédisposait à situer ma patrie en orient d'où ma prédilection pour le vocabulaire du cantique des cantiques et les eaux rares malgré la bruine bretonne, ce que seront et sont mes diverses façons de prendre le chaud et le froid, la lumière et l'obscurité, dont jusque là, je ne comprenais pas l'imbrication si je veux réfléchir un instant, favorable au froid ou au frais que j'ai connu en Bretagne dans la mesure où il aide à se retrancher donc à méditer ou se forcer tout en rêvant du chaud et de la lumière, patrie du Christ et de la vérité mais à condition, quel que soit son bienfait, qu'elle n'empêche pas d'être ce qui est le cas durant les grandes chaleurs avant, selon je le reprécise mes qualités physiques tout autant que mon histoire mais en fait, vu mes capacités, mon esprit de gagne-petit intellectuel, de débrouiller toutes les variantes sur l'altitude et le bas, la terre et la mer ou le léger et le lourd entre lesquelles je me caractérise aux conditions précitées, par la volonté de tout élucider afin plutôt que de me fondre, puisque j'ai horreur même de l'obscurité que représenterait la disparition d'une personne, ou ici, plus généralement du principe du regard, de refaufiler l'unité de l'univers. Cependant une fois défini la grammaire de mes réactions, l'intérêt n'est pas de bâtir une construction théorique mais d'en éprouver la validité.

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V) La vérification ou la logique du sens

 

Le 2/12/77 
A Penbé, en train de discuter avec Alain Freitel qui ne me répond guère, je lui explique même si je regarde surtout la mer que tous deux sans patrie, il a bien fallu que je m'en choisisse une si bien que je me reconnais de Penbé.

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VII) Glanes ou les notes inutiles

 

Marie de Magdala, Jeanne, Suzanne et les saintes femmes, c'est un envol de lumière et de parfum, la huppe qui au printemps aigrette le paysage d'un paraphe triomphant mais, au fond de ma mémoire, illumine et parfume ma vie de galiléen, compagnon de Jésus. 

A Céret, les ruisseaux de la montagne traversent musicalement dans des caniveaux aménagés toute la ville. Entre le vacarme des conversations et les cris des enfants, ils essayent moins de répondre qu'ils ne prononcent le mot secret du bonheur que personne n'ose murmurer : se taire et écouter le tintement de son âme. 

L'infamie de ce temps me reste au travers de la gorge comme l'arête du néant. 

Jamais. Seul mot pour entrer debout dans l'éternité.

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La presqu'île du cœur ou la terre promise (2018)

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Nous sommes donnés à nous-mêmes, voilà la première évidence.

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Nous ne nous découvrons pas, quand nous nous découvrons, nous sommes, fût-ce sans doute à l'instant, de toute éternité.

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Abracadabra et j'ai eu droit à mes premiers mots. Je ne les ai pas mémorisés mais je ne doute pas depuis de posséder une formule magique. la réalité leur obéissait. Je suis entré alors dans une caverne pleine de trésors. Celle plus tard d'Ali Baba ou des Contes de ma mère Loye.

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L'intermittence de la conscience durant le premier âge, moins le refus de naître que le refus de ne pas être soi. Le temps de prendre des forces afin de ne pas être dévoré par un monde inconnu. le monde au-delà du nid.

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Devant l'Agneau d'or, l'Agneau mystique, qui rayonne en soleil sur un autel des frères van Eyck, à Gand, tout un chacun à son tour se prosterne et, même incroyant, adore en silence l'Agneau du rachat.

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L'Annonciation de Simone martini et Lippo Memmi pour les deux personnages latéraux aux Offices, le lever du soleil sur la nuit de ce monde.

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L'Ensorcelée de Barbey, un traité des profondeurs mais pour se ressourcer. La psychologie, à côté, de la guimauve.

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D'un camarade qui a été amoureux de la même femme, il me détache du ton le plus neutre: Nous avons servi dans le même corps...

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A cheminer ensemble d'une saison à une autre, quel couple ne redevient au seuil de vieillesse, parfois même sous les chicanes, semblable à deux enfants qui, à l'école maternelle, se tiennent par la main.

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Qui ne se rebelle pas devant l'innommable, ne ramperait-il pas?

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Le sens, comment le définir, sinon par la relation à Dieu ou une cause transcendantale, gage d'éternité. Précisément ce que refuse le non-sens, en fait, si nous nous y arrêtons, le refus de notre propre réalité.

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La libellule résout la transparence en une pointe de bleu mais à jamais au fond de la mémoire.

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Le silence est parfois si rafraichissant qu'il coule de source.

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Marcher, quoi de plus religieux. A chaque fois, n'épouse-t-on pas la terre!

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Se déprendre de ce monde. Le temps n'est qu'une illusion s'il ne se mue pas en ce qui l'accomplit.

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Demander à son moi intérieur la réponse aux interrogations du moi extérieur, le plus clair de mes journées. mais afin de chanter en oiseau.

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